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Récit de guerre : main dans la main

Le drone de reconnaissance de la police aux frontières survole la colonne humaine qui
depuis l’aube est partie à l’assaut d’une brèche dans la clôture Nord. Une équipe de passeurs
est parvenue à coucher, à l’aide d’explosifs et de grosses meuleuses thermiques, cinq
poteaux consécutifs, laissant au piétinement de la marée humaine le soin d’affaisser ce qu’il
restait de ce point faible du mur frontalier.


Des dizaines de milliers de candidats à l’exil arpentent tant bien que mal la lande hostile,
hérissée de chardons et de cactus, de buissons aux épines longues comme la main, de
crevasses et de trous boueux. Parmi eux deux frêles silhouettes, une jeune fille d’une
douzaine d’années et un tout petit bonhomme à la démarche titubante de celui qui ne tient
pas encore tout à fait bien sur ses deux jambes. La foule qui se presse vers la grande trouée
contourne de part et d’autre les deux enfants qui marchent main dans la main.


Soudain une patrouille de blindés légers de la police militaire coupe le cortège en deux, à
coups de sirènes et de porte-voix, obligeant femmes et hommes à se masser les uns contre
les autres de chaque côté du maigre sentier.

Les deux enfants sont alors bousculés et roulent, heureusement sans dommages, au bas de la butte.


-Poum ! », dit le petit bonhomme en retrouvant la position assise à l’issue de leur
dégringolade.


-Pouuum », lui répond sa sœur en contenant d’un grand sourire ses larmes, tandis qu’elle
inspecte son petit frère pour s’assurer qu’il n’a pas été blessé.


Elle remonte la pente pour récupérer leurs sacs. En contrebas, le petit fait des galipettes
dans le sable, en lançant de cristallins rires de joie qui transpercent le brouhaha de la foule
et des sirènes. Attendrie, la jeune-fille le rejoint et le fait sauter dans ses bras avant de
prendre avec une infinie délicatesse sa petite pogne potelée dans la sienne. Petite main à la
peau soyeuse qui se resserre dans celle de sa sœur, déjà calleuse des travaux agricoles.
Les deux enfants reprennent, bon an mal an, le chemin de la frontière. La foule au-dessus
d’eux gronde d’une rumeur d’effort collectif alors que le soleil monte dans le ciel, harassant
un peu plus les corps déjà broyés par les heures de marche nocturne. La fillette renonce à
s’insérer à nouveau dans la foule compacte au risque d’être éjectée à nouveau au pied du
talus. Elle profite de cette petite pause pour sortir une gourde de son sac à dos et tenter
d’inciter son frère à boire une ou deux gorgées d’eau. Mais la petite pogne potelée rejette à
grands moulinets cette idée : « Nâooooô », ponctue de ses gestes le bambin.


Les épaules de la jeune fille s’affaissent de résignation, elle sait ce qui lui reste à faire. Elle
ouvre en grand le baluchon pour en extraire un biberon dinosaure auquel son petit frère
voue un culte absolu. De la gourde elle verse à l’intérieur du récipient thermoformé une
petite quantité d’eau fraîche. Elle revisse le capuchon et sa tétine, et tend le succédané de
préhistoire ainsi équipé au petit bout de chou dont le visage se fend d’un immense sourire
alors qu’il l’attrape à deux mains et le porte goulument à sa bouche.

Pour le protéger de l’insolation, elle humidifie une petite alèse dont elle nouette les quatre coins pour confectionner un bonnet. Le petit accepte sans rechigner le couvre-chef de fortune qu’elle dépose sur son crâne. Il en paraît soulagé et commence même à bailler et à somnoler. Avant qu’il ne s’endorme, la petite mère courage le hisse sur ses épaules, du geste cent fois répété dont la cueilleuse ajuste sur sa tête les paniers d’osier remplis de fruits. Apercevant une trouée dans le cortège, l’enfant chargée de son lourd fardeau, attrape le baluchon et se hâte de remonter la pente.


Deux femmes, à peine plus âgées qu’elle, l’aident à se hisser hors de l’ornière. L’une d’elles
lui offre du regard la possibilité de la soulager du poids de l’enfant endormi sur ses épaules. Jugeant ce regard sincère et authentique, la brave fillette accepte l’offre de l’inconnue. Le petit bonhomme glisse alors des épaules de sa sœur, aux bras tendus de l’étrangère, qui le recouvre d’un châle où il s’endort sans broncher.


Les trois femmes marchent côte à côte un moment jusqu’à ce que, d’épuisement, la
généreuse porteuse s’accroupisse et fasse signe à la sœur du bambin de le récupérer. Elles
décident de le réveiller doucement en lui chantant, en chœur, un air de fête. Tout
ensommeillé voilà le poupon qui, reconnaissant l’air qu’elles entonnent, se fend d’un grand sourire édenté, et plisse des yeux éblouis par la clarté tranchante, à la recherche de la provenance du son. Apercevant d’abord l’étrangère, il est décontenancé, son sourire se mue en grimace et une moue de désespoir, d’angoisse, défigure son visage angélique. Sa grande sœur se précipite à son secours. Soulagé le bébé lâche de lourds sanglots alors qu’elle le prend dans ses bras et le fait sautiller tendrement.


Le long ruban humain s’écoule inlassablement, contournant, tant bien que mal, le petit
attroupement constitué par la fratrie et ses bagages. Soucieuse de les protéger d’un possible piétinement, la jeune fille aide son frère à se tenir debout en lui prenant la main pour l’aider à trouver son équilibre, elle se redresse, et charge son paquetage. Le fragile équipage reprend sa route parmi les familles et les vieillards, qui évoluent plus lentement que les autres. Comme un banc de poisson s’enroule sans heurts autour d’un obstacle, la foule, attentive, contourne les retardataires.


De chaque côté de la frontière, les différents États-Majors sous pression, mettent en place
leurs plans d’urgence. Les humanitaires informés à l’avance se sont déjà déployés, et
prodiguent premiers soins et vivres dans une atmosphère de chaos. La Presse, informée à
son tour, décharge ses camions techniques et déploie ses paraboles de campagne dans
l’effervescence du scoop. Les diplomates des deux pays négocient déjà les conditions
d’accueil et, si possible, de retour.


Pour sa part l’armée se prépare à intervenir militairement, tiraillée entre les directives
ministérielles et son désir de toute puissance. Les pilotes étudient des plans de vols
distribués à la hâte. Avions de combats chargés de la dissuasion - vols à basse altitude,
drones de reconnaissance, hélicoptères de reconnaissance et de transport de troupes,
survols des espaces aériens frontaliers. L’infanterie s’équipe de munitions non-léthales, les troupes spéciales sont armées de balles réelles, les bataillons commandos sont envoyés aux avant-postes dans leur livrée antiémeutes. La machine de guerre est prête à intervenir.

Sur le terrain c’est la cohue. Une femme de vingt-trois ans partie retrouver son mari, passé la
semaine précédente par un tunnel rebouché depuis, meurt, écrasée par un poteau de
soutènement arraché par la pression de la foule qui se compresse dans la brèche. Elle n’a
pas vu basculer le lourd élément en acier. Tous se sont écartés, des jambes, des bras ont été
broyés. Elle, inconsciente du danger, concentrée sur les quinze mètres qui lui restaient à
parcourir, n’a pas vu l’extrémité surgissante du mât métallique qui lui a fracassé le crâne,
éteignant d’un coup l’image de son bien aimé qui occupait son esprit et son cœur à cet
instant précis.


À quelques centaines de mètres en arrière, le frère et la sœur peinent à suivre le rythme de
la cohorte, leur progression est freinée par la multitude qui se masse devant l’étroit passage.
La pression exercée de toutes parts, le soleil et la poussière soulevée tendent à rendre
l’atmosphère suffocante. A l’unisson les cœurs se mettent à tambouriner dans les poitrines
tandis que l’air se raréfie par l’entassement des corps. Un pernicieux vent de panique flotte
dans tous les esprits.


Une info est subitement relayée par tous les médias de grande écoute à l’unisson. Teintée de
nuances différentes, selon l’allégeance à tel ou tel courant de pensée, elle contient en germe
le même message, qui met en émoi les analystes de tous crins, par destination les
populations et, par ricochet, les diplomates, les politiques et les États-Majors militaires. Il est
question de menace à la sûreté territoriale, d’invasion paramilitaire sous couvert de
migration. Les plus hardis évoquent des femmes et des enfants armés. On accompagne ce
type d’élucubrations avec des illustrations et des images d’archives, qu’on oublie de désigner
comme telles.


Dans les environs proches, des milices citoyennes, mises en émoi par le récit d’invasion
étrangère, fourbissent leurs armes. On monte à bord de pickups, puisque l’état est dépassé
on va faire la police … Dans les couloirs des ministères, on pèse le pour et le contre, on
évalue la véracité des infos en circulation, mais aussi, vraies comme fausses, leur impact,
leur viralité, et les possibles conséquences sur l’opinion publique. Il faut intervenir au sol et
marquer les esprits. Les services de renseignements sont mis à contribution pour désigner
rapidement des cibles potentielles. Reconnaissance faciale, géolocalisation GSM, casiers
judiciaires, bracelets électroniques (une aubaine !), agents d’infiltration sur site, « fixers »,
tous les moyens sont bons du moment qu’on agit rapidement, qu’on réagit rapidement, car
il faut en urgence apaiser le grand public, échauffé par le récit médiatique ambiant.


Les tractations diplomatiques débouchent sur la décision de faire décoller en premier les
avions de la flotte du pays de départ, afin de démentir les rumeurs de projet d’invasion
piloté par la junte militaire au pouvoir. Il est décidé d’opérer un vol en escadrille à très basse
altitude, visible de tous les angles de prise de vue possibles avec la foule sous les avions. Une
fois encore, l’effet visuel se destine à lever le doute sur une possible manipulation des
images, ceci afin de faire taire les théories contradictoires dites « du complot », et de
s’assurer l’adhésion du plus large public.

Sur le terrain, cet esprit de mise en scène produit des effets désastreux sur les populations
déplacées. Le bruit et la présence rugissante des carlingues suscitent des réactions de
terreur pure chez ceux qui sont directement survolés. Des femmes, des hommes, des

enfants, des vieillards, même les animaux, chiens, ânes, sont plaqués au sol, littéralement,
par la fureur qui se déchaîne à quelques mètres de hauteur au-dessus d’eux. Le vacarme fait
hurler les tympans, les yeux s’exorbitent, on se précipite au sol, des flammèches dans le
champ de vision, certains urinent sans pouvoir se retenir, le corps tétanisé, d’autres hurlent
de terreur en se tenant la tête entre les mains. C’est comme mourir à l’instant puis revivre
quelques secondes après. L’effet sur le psychisme est destructeur. Certains, certaines,
restent paralysés, les doigts tendus écartés, les paupières révulsées, les yeux grands ouverts,
comme devant la gueule d’un fauve.


Survolés à très basse altitude, les deux enfants sont terrassés par le son des réacteurs. Les
yeux du petit garçon sont exorbités par la pression exercée sur l’air par les carlingues des
avions de combat lancés au-dessus d’eux. Les bras de sa sœur sont crispés autours de son
petit ventre au point de l’asphyxier. Pris totalement au dépourvu, l’enfant sent son abdomen
se contracter malgré lui, comme pressé par une crampe, il expulse un cri de terreur et
d’incompréhension qui vient couvrir dans la tête de sa sœur le tonnerre fracassant des
propulseurs. Elle se redresse, aperçoit l’hystérie dans le regard de son frère et, par réflexe, le
gifle sèchement, à deux reprises, comme pour le ramener à la vie. Pour le garçonnet
évidemment, il en va tout autrement. A peine sorti du fracas, il voit face à lui le visage
apeuré de sa sœur derrière sa main qui le gifle à deux reprises. L’incompréhension est totale.
Ils échangent un mutuel regard de détresse et d’incrédulité. Les yeux des deux enfants se
remplissent de larmes d’amour l’un pour l’autre.


Le bruit sourd et ronflant des pales de trois hélicoptères d’approche, portes latérales
ouvertes, snipers casqués, une botte sur le marchepied, fusil à lunette armé et pointé vers le
sol, se fait entendre au loin se rapprochant. A quelques mètres d’eux un groupe de rebelles
extrait d’un lourd chariot, un lance-roquette portatif, dont se saisit l’un deux, un solide
gaillard aux cheveux hirsutes, aidé par un petit homme sec à la barbe drue grisonnante. La
fillette les voit braquer l’arme dans le dos de son frère. Le bazooka, solidement tenu par le
milicien chevelu, pivote vers les appareils en survol, il tire en direction d’un des hélicoptères,
une flamme d’un mètre sort à l’arrière du canon, brûlant la veste du petit barbu. La roquette
touche l’aéronef au niveau du rotor. L’appareil est secoué d’un soubresaut latéral qui
l’éjecte sur le flanc de la colline dans un bruit de cailloux.


Au-dessus de la jeune-fille qui, une nouvelle fois, enserre son petit bambin de frère pour le
protéger. Au-dessus de l’enfant qui désormais ne hurle plus de l’étreinte de sa sœur mais au
contraire l’accompagne en contractant tous ses petits muscles, leurs deux corps
instantanément fusionnant dans un effort commun pour survivre au chaos qui les entoure.
Au-dessus de cette tension d’apocalypse, les snipers indiquent par radio la position de leurs
deux cibles, reçoivent l’autorisation de tirer et commencent à faire feu. Le premier à tomber,
sous trois tirs croisés, est le géant hirsute, tué sur le coup. Le barbu grisonnant plonge alors
sous la charrette à bras tandis qu’un projectile le frôle. Clac, clac, clac, trois détonations
fusent, précises, meurtrières, qui ratent leur cible.

A tâtons sous la bâche, le petit barbu parvient à mettre la main sur une Kalachnikov AK-47
chargée. Le fusil d’assaut se bloque dans le fatras du chariot. Le rebelle grisonnant, en proie
à une agitation panique, agrippe fermement l’arme pour l’attirer à lui. Elle cède, mais, dans

la panique, le soldat ne s’aperçoit pas que la sécurité s’est défaite. Alors qu’il empoigne
l’arme désormais à sa portée, au moment où, secoué de tremblements qu’il peine à
contenir, il veut placer son index sur la gâchette, le coup part. Une rafale qui expulse d’un
coup six balles à la volée. Le mouvement de recul fait basculer notre homme sur le dos et la
rafale décrit un arc de cercle du bas vers le haut.


La dernière des six balles vient traverser le pied d’un des snipers dont la jambe, disloquée
par l’impact, est renvoyée à l’intérieur de l’appareil indépendamment du reste du corps de
son propriétaire. Les quatre projectiles qui la précèdent filent sans but vers le ciel, laissant
derrière eux autant de traînées fumantes.


La toute première munition éjectée accidentellement du canon de l’arme à feu, guidée par la
fatalité, ou porteuse de sa destination meurtrière, atteint la jeune femme sous l’omoplate et
traverse, sans à peine ralentir sa course, son thorax d’où une fumée blanche s’échappe en
traçant une ligne droite vers l’horizon. Le petit ressent l’étreinte de sa sœur se détendre
d’un coup, tandis que la diaphane silhouette bascule et les précipite à nouveau au bas du
talus en roule-boulant.


Le bambin sort indemne et déboussolé de cette dégringolade en tonneaux de plus en plus
rapides. Le corps sans vie de sa sœur a atterri sur le dos, bras ouvert, tourné vers le ciel les
yeux clos. Le petit garçon reprend tant bien que mal son équilibre. Il constate l’immobilité de
sa grande sœur. Il pense alors qu’elle fait une sieste, ou bien qu’elle fait semblant. Oui, elle
fait semblant, se persuade-t-il tout de suite, comme tant de fois au moment de l’endormir,
quand elle ferme les yeux en serrant les paupières. Moment de délectation où l’enfant joue
de l’impatience de l’adulte avec un mélange d’appréhension et de joie compulsive. Il pose
ses petits boudins de doigts délicatement sur les paupières fermées pour les soulever, mais
ne déclenche pas le sourire qui se transforme en rire attendu. Un peu décontenancé lui vient
une idée, il se met alors à faire des galipettes autour d’elle.
A contre-jour, des silhouettes dévalent la pente raide du talus pour lui porter secours, mais il
ne les voit pas, tout occupé qu’il est à tenter de faire rire sa sœur : « Poum ! Poum !
Poum ! ».
                                Cuvée 75

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