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BARBARIE

         L'abolition de la peine de mort peut-elle être remise en cause ? Malgré de solides remparts législatifs nationaux ou européens, la question risque de se poser à terme, au vu de récents sondages qui montrent que les partisans de son rétablissement sont redevenus très largement majoritaires en France. Indissociable du Siècle des Lumières, le courant abolitionniste naquit en 1764 sous la plume du marquis de Beccaria, par cette phrase de son traité "Des délits et des peines" : «Si je prouve que la peine de mort n'est ni utile ni nécessaire, j'aurai fait triompher la cause de l'humanité. »
              Lors du débat d'élaboration du Code Pénal en 1791, Le Pelletier de Saint-
Fargeau et Robespierre, tous deux ardents abolitionnistes à l’époque, échouèrent à
obtenir de la Constituante l'abolition de la peine capitale ; tout juste, l'assemblée
consentit-elle à interdire les tortures habituelles précédant l'exécution et prit cette
disposition lapidaire et glaçante qui restera en vigueur près de deux siècles : «Tout
condamné aura la tête tranchée». Du débat de la Constituante du 30 mai 1791, nous
reste le brillant discours de Robespierre, dont ces quelques lignes constituaient
l'introduction :
             « La nouvelle ayant été portée à Athènes que des citoyens avaient été
condamnés à mort dans la ville d'Argos, on courut dans les temples, et on conjura les dieux de détourner des Athéniens des pensées si cruelles et si funestes. Je viens prier non les dieux, mais les législateurs, qui doivent être les organes et les interprètes des lois éternelles que la Divinité a dictées aux hommes, d'effacer du code des Français les lois de sang qui commandent des meurtres juridiques, et que repoussent leurs mœurs et leur constitution nouvelle. Je veux leur prouver, 1° que la peine de mort est essentiellement injuste ; 2° qu'elle n'est pas la plus réprimante des peines, et qu'elle
multiplie les crimes beaucoup plus qu'elle ne les prévient.»


             Après cette première remise en cause révolutionnaire, débuta une très longue période d'incertitudes et d'hésitations législatives, de manifestes et de pétitions, qui
s'étala sur près de deux siècles jusqu'à la loi d'abandon de la peine capitale, enfin
promulguée le 10 octobre 1981 à l'initiative de Pierre Mauroy et Robert Badinter.


Mais pour diverses raisons combien de tentatives échouèrent précédemment ! Citons à l'origine de celles-ci les auteurs les plus connus : Condorcet en 1793 (abolition
conditionnelle pour les délits privés), Lafayette en 1830, Lamartine en 1838, Victor Hugo en 1848, Schoelcher en 1851, Jules Simon en 1870, Schoelcher à nouveau et LouisBlanc pour plusieurs propositions faites ensemble ou séparément de 1872 à 1878, Jaurès et Deschanel en 1906, Jaurès à nouveau et Aristide Briand, garde des Sceaux du gouvernement Clémenceau en 1908, Jules Moch en 1953, Claudius-Petit en 1962 et 1968, Jacques Chirac (déclaration en faveur de l'abolition) en mars 1981.

 

          Enfin, s'il fallait encore noircir le régime de Vichy, l'exécution de huit femmes de
1940 à 1944, suite au refus du maréchal Pétain d'exercer son droit de grâce
(notamment aux & "faiseuses d'anges", rompit une tradition cinquantenaire qui accordait de facto la vie sauve à toutes les condamnées depuis 1887. De même, Vincent Auriol, premier président de la IVe République, laissa monter sur l'échafaud deux femmes, dont Germaine Godefroy qui fut le 21 avril 1949 à Angers la dernière exécutée de France (coupable d'avoir assassiné son mari à coups de hache pour refaire sa vie avec son commis et amant). Mais ce n'est que près de trente ans plus tard, en 1977, que les "bois de justice"; firent leurs deux derniers voyages. Le 23 juin à Douai d'abord, Jérôme Carrein, illettré, alcoolique et tuberculeux, répondit de l'assassinat par noyade d'une fillette, non sans s'offrir un ultime et éphémère moment de célébrité en affirmant que le président Giscard d'Estaing est bien "un enc…." parce qu'il "gracie les Arabes et pas les Français". Puis le samedi 10 septembre 1977 à Marseille, le jeune Tunisien Hamida Djandoubi, coupable de viol, torture et assassinat, après avoir ajusté sa jambe artificielle, monta les marches fatales et obtint le sinistre privilège d'être le dernier patient de la "louisette". Définitivement ? C'est précisément la question que nous posons.


          Pour conclure, nous demanderons la contribution d'un grand homme qui ne fut ni un faible, ni un tendre, mais resta sa vie durant un abolitionniste convaincu. En
septembre 1893, Georges Clémenceau, battu aux élections abandonnait son poste de
sénateur du Var. Commença alors une brève traversée du désert au cours de laquelle il se consacra à la rédaction de chroniques pour le journal "La Justice", quotidien qu'il
avait fondé treize ans auparavant. Le lundi 21 mai 1894, devant la prison de la
Roquette, il assistait à l'exécution de l'anarchiste Emile Henry et en donnait un compte-rendu passionné, publié le surlendemain, qui se terminait ainsi:


           Le crime d’Henry me paraît odieux. Je ne lui cherche pas d'excuses. Seulement,
le spectacle de tous ces hommes associés pour le tuer, par ordre d'autres
fonctionnaires, également corrects, qui, pendant ce temps dorment d'un sommeil
paisible, me révolte comme une horrible lâcheté. Le forfait d'Henry est d’un sauvage. L'acte de la société m'apparaît comme une basse vengeance, Que des barbares aient des mœurs barbares, c'est affreux, mais cela s'explique. Mais que des civilisés irréprochables, qui ont reçu la plus haute culture, ne se contentent pas de mettre le criminel hors d'état de nuire, et qu'ils s'acharnent vertueusement à couper un homme en deux, voilà ce qu'on ne peut expliquer que par une régression atavique vers la barbarie primitive.

[…]

       Voilà ce que je rapporte de la place de la Roquette. J'ai raconté ce que j'ai vu, sans rien dramatiser, le simple récit des faits me paraissant supérieur en émotion vraie à tout artifice d'art. Que les partisans de la peine de mort aillent, s'ils l’osent, renifler le sang de la Roquette. Nous causerons après. »

Robert Badinter à l’Assemblée Nationale le dix-sept
septembre 1981

M. le garde des sceaux. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, j'ai
l'honneur, au nom du Gouvernement de la République, de demander à l'Assemblée
nationale l'abolition de la peine de mort en France.

Cette communion d'esprit, cette communauté de pensée à travers les clivages politiques montrent bien que le débat qui est ouvert aujourd'hui devant vous est d'abord un débat de conscience et le choix auquel chacun d'entre vous procédera l'engagera personnellement.

Je regarde la marche de la France. La France est grande, non seulement par sa
puissance, mais au-delà de sa puissance, par l'éclat des idées, des causes, de la
générosité qui l'ont emporté aux moments privilégiés de son histoire.


La France est grande parce qu'elle a été la première en Europe à abolir la torture
malgré les esprits précautionneux qui, dans le pays, s'exclamaient à l'époque que, sans la torture, la justice française serait désarmée, que sans la torture, les bons sujets seraient livrés aux scélérats.


La France a été parmi les premiers pays du monde à abolir l'esclavage, ce crime
qui déshonore encore l'humanité.


Il se trouve que la France aura été, en dépit de tant d'efforts courageux, l'un des
derniers pays, presque le dernier – et je baisse la voix pour le dire – en Europe
occidentale dont elle a été si souvent le foyer et le pôle, à abolir la peine de mort.


Pourquoi ce retard ? Voilà la première question qui se pose à nous.


Ce n'est pas la faute du génie national. C'est de France, c'est de cette enceinte,
souvent, que se sont levées les plus grandes voix, celles qui ont résonné le plus haut et le plus loin dans la conscience humaine, celles qui ont soutenu, avec le plus
d'éloquence, la cause de l'abolition. Vous avez, fort justement, monsieur Forni,
d’évoquer Hugo, j'y ajouterai, parmi les écrivains, Camus. Comment, dans cette
enceinte, ne pas penser aussi à Gambetta, à Clemenceau et surtout au grand Jaurès ?
Tous se sont levés. Tous ont soutenu la cause de l'abolition. Alors pourquoi le silence a-t-il persisté et pourquoi n'avons-nous pu abolir ?


Je ne pense pas non plus que ce soit à cause du tempérament national. Les Français
ne sont certes pas plus répressifs, moins humains que les autres peuples. Je le sais par expérience.

Juges et jurés français savent être aussi généreux que les autres. La réponse n'est donc pas là. Il faut la chercher ailleurs.


Pour ma part, j'y vois une explication qui est d'ordre politique. Pourquoi ?

L'abolition, je l'ai dit, regroupe, depuis deux siècles, des femmes et des hommes de
toutes les classes politiques et, bien au-delà, de toutes les couches de la nation. Mais si l'on considère l'histoire de notre pays, on remarquera que l'abolition, en tant que telle, a toujours été une des grandes causes de la gauche française. Quand je dis gauche, comprenez moi, j'entends forces de changement, forces de progrès, parfois forces de révolution, celles qui, en tout cas, font avancer l'histoire. (Applaudissements sur les bancs des socialistes, sur de nombreux bancs des communistes et sur quelques bancs de l'union pour la démocratie française.)


Examinez simplement ce qui est la vérité. Regardez-la.


J'ai rappelé 1791, la première Constituante, la grande Constituante. Certes, elle n'a pas aboli, mais elle a posé la question, audace prodigieuse en Europe à cette époque. Elle a réduit le champ de la peine de mort, plus que partout ailleurs en Europe.


La première assemblée républicaine que la France ait connue la grande Convention, le 4 brumaire an IV de la République, a proclamé que la peine de mort était abolie en
France à dater de l'instant où la paix générale serait rétablie.


La paix fut rétablie mais avec elle Bonaparte arriva. Et la peine de mort s'inscrivit dans le Code pénal qui est encore le nôtre, plus pour longtemps, il est vrai.


Mais suivons les élans.


La Révolution de 1830 a engendré, en 1832, la généralisation des circonstances
atténuantes ; le nombre des condamnations à mort diminue aussitôt de moitié.


La Révolution de 1848 entraîna l'abolition de la peine de mort en matière politique,
que la France ne remettra plus en cause jusqu'à la guerre de 1939.


II faudra attendre ensuite qu'une majorité de gauche soit établie au centre de la vie
politique française, dans les années qui suivent 1900, pour que soit à nouveau soumise aux représentants du peuple la question de l'abolition. C'est alors qu'ici même s'affrontèrent, dans un débat dont l'histoire de l'éloquence conserve pieusement le souvenir vivant, et Barrès et Jaurès.


Jaurès – que je salue en votre nom à tous – a été, de tous les orateurs de la gauche, de tous les socialistes, celui qui a mené le plus haut, le plus loin, le plus noblement
l'éloquence du cœur et l'éloquence de la raison, celui qui a servi, comme personne, le socialisme, la liberté et l'abolition.


Jaurès appartient, au même titre que d'autres hommes politiques, à l'histoire de notre pays.


Mais je dois rappeler, puisque, à l'évidence, sa parole n'est pas éteinte en vous, la
phrase que prononça Jaurès :

« La peine de mort est contraire à ce que l'humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l'esprit du christianisme et à l'esprit de la Révolution. »


En 1908, Briand, à son tour, entreprit de demander à la Chambre l'abolition.
Curieusement, il ne le fît pas en usant de son éloquence. Il s'efforça de convaincre en
représentant à la Chambre une donnée très simple, que l'expérience récente – de
l'école positiviste – venait de mettre en lumière.


Il fit observer en effet que, par suite du tempérament divers des Présidents de la
République qui se sont succédés, à cette époque de grande stabilité sociale et
économique, la pratique de la peine de mort avait singulièrement évolué pendant deux fois dix ans : 1888-1897, les Présidents faisaient exécuter ; 1898-1907, les Présidents – Loubet, Fallières – abhorraient la peine de mort et, par conséquent, accordaient systématiquement la grâce. Les données étaient claires : dans la première période où l'on pratique l'exécution : 3 066 homicides ; dans la seconde période, où la douceur des hommes fait qu'ils y répugnent et que la peine de mort disparaît de la pratique répressive : 1 068 homicides, près de la moitié.


Telle est la raison pour laquelle Briand, au-delà même des principes, vint demander à la Chambre d'abolir la peine de mort qui, la France venait ainsi de le mesurer, n'était
pas dissuasive.


Il se trouva qu'une partie de la presse entreprit aussitôt une campagne très violente contre les abolitionnistes. Il se trouva qu'une partie de la Chambre n'eut point le courage d'aller vers ces sommets que lui montrait Briand. C'est ainsi que la peine de mort demeura en 1908 dans notre droit et dans notre pratique.


Depuis lors – soixante-quinze ans – jamais une assemblée parlementaire n'a été saisie d'une demande de suppression de la peine de mort.


Je suis convaincu – cela vous fera plaisir – d'avoir certes moins d'éloquence que Briand mais je suis sûr que, vous, vous aurez plus de courage et c'est cela qui compte.


On peut s'interroger : pourquoi n'y a-t-il rien eu en 1936 ? La raison est que le temps de la gauche fut compté. L'autre raison, plus simple, est que la guerre pesait déjà sur les esprits. Or, les temps de guerre ne sont pas propices à poser la question de
l'abolition.
Il est vrai que la guerre et l'abolition ne cheminent pas ensemble.


La Libération. Je suis convaincu, pour ma part, que, si le Gouvernement de la Libération n'a pas posé la question de l'abolition, c'est parce que les temps troublés, les crimes de la guerre, les épreuves terribles de l'occupation faisaient que les sensibilités n'étaient pas à cet égard prêtes. Il fallait que reviennent non seulement la paix des armes mais aussi la paix des cœurs.

Cette analyse vaut aussi pour les temps de la décolonisation.


C'est seulement après ces épreuves historiques qu'en vérité pouvait être soumise à
votre assemblée la grande question de l'abolition.


Je n'irai pas plus loin dans l'interrogation – M. Forni l'a fait – mais pourquoi, au cours de la dernière législature, les gouvernements n'ont-ils pas voulu que votre Assemblée soit saisie de l'abolition alors que la commission des lois et tant d'entre vous, avec courage, réclamaient ce débat ? Certains membres du Gouvernement – et non des moindres – s'étaient déclarés, à titre personnel, partisans de l'abolition mais on avait le sentiment à entendre ceux qui avaient la responsabilité de la proposer, que, dans ce domaine, il était, là encore, urgent d'attendre.


Attendre, après deux cents ans !


Attendre, comme si la peine de mort ou la guillotine était un fruit qu'on devrait laisser mûrir avant de le cueillir !


Attendre ? Nous savons bien en vérité que la cause était la crainte de l'opinion
publique.
D'ailleurs, certains vous diront, mesdames, messieurs les députés, qu'en
votant l'abolition vous méconnaîtriez les règles de la démocratie parce que vous
ignoreriez l'opinion publique. Il n'en est rien.


Nul plus que vous, à l'instant du vote sur l'abolition, ne respectera la loi
fondamentale de la démocratie.


Je me réfère non pas seulement à cette conception selon laquelle le Parlement est,
suivant l'image employée par un grand Anglais, un phare qui ouvre la voie de l'ombre
pour le pays, mais simplement à la loi fondamentale de la démocratie qui est la volonté du suffrage universel et, pour les élus, le respect du suffrage universel.
Or, à deux reprises, la question a été directement – j'y insiste – posée devant l'opinion publique.


Le Président de la République a fait connaître à tous, non seulement son sentiment
personnel, son aversion pour la peine de mort, mais aussi, très clairement, sa volonté
de demander au Gouvernement de saisir le Parlement d'une demande d'abolition, s'il était élu. Le pays lui a répondu : oui.
[…]
M. le garde des sceaux. Le plus haut magistrat de France, M. Aydalot, au terme d'une
longue carrière tout entière consacrée a la justice et, pour la plupart de son activité, au parquet, disait qu'à la mesure de sa hasardeuse application, la peine de mort lui était devenue, à lui magistrat, insupportable. Parce qu'aucun homme n'est totalement responsable, parce qu'aucune justice ne peut être absolument infaillible, la peine de mort est moralement inacceptable. Pour ceux d'entre nous qui croient en Dieu, lui seul a le pouvoir de choisir l'heure de notre mort.

Pour tous les abolitionnistes, il est impossible de reconnaître à la justice des
hommes ce pouvoir de mort parce qu'ils savent qu'elle est faillible.


Le choix qui s'offre à vos consciences est donc clair : ou notre société refuse une justice qui tue et accepte d'assumer, au nom de ses valeurs fondamentales – celles qui l'ont faite grande et respectée entre toutes – la vie de ceux qui font horreur, déments ou criminels ou les deux à la fois, et c'est le choix de l'abolition ; ou cette société croit, en dépit de l'expérience des siècles, faire disparaître le crime avec le criminel, et c'est l'élimination.


Cette justice d'élimination cette justice d'angoisse et de mort, décidée avec sa
marge de hasard, nous la refusons.
Nous la refusons parce qu'elle est pour nous
l'anti-justice, parce qu'elle est la passion et la peur triomphant de la raison et de
l'humanité.[…]


Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain,
grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à
l’aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises.
Demain, les pages sanglantes
de notre justice seront tournées.

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À cet instant, plus qu’aucun autre, j'ai le sentiment d'assumer mon ministère, au sens ancien, au sens noble, le plus noble qui soit, c'est-à-dire au sens de « service ». Demain, vous voterez l'abolition de la peine de mort. Législateurs français, de tout mon cœur, je vous en remercie.


Source : Site de l'Assemblée Nationale - Discours de Robert Badinter "L'abolition de la peine de mort", 17 sept 1981

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