
Récits de guerre
Le Centre d’appels
Une ambulance passe en trombe, toutes sirènes hurlantes. Dans la poussière de terre de la
route, de jeunes hommes, juchés sur des motocyclettes, tentent de rassembler leurs
chameaux pris de panique. Les passants se couvrent le visage d’un mouchoir, ou de leur
chèche traditionnel. La rumeur de la rue reprend ses droits tandis que les sirènes
s’éloignent. Le long de la façade d’un immeuble de style colonial anglais, les fenêtres
s’alignent élégamment dans un enchaînement de balcons de fer forgé.
Un centre d’appels téléphoniques s’est installé au premier étage de la bâtisse, dans ce qui
fût un appartement familial cossu, alternant des pièces à vivre, des salons de réception, ainsi
que de grandes chambres à coucher. Tout a été repensé pour y aménager des espaces de
travail. On a installé, dans chacune des trois pièces de réception, et dans la chambre à
coucher principale, une quarantaine de « caissons acoustiques », dans lesquels les employés
peuvent prendre place pour effectuer leur rotation journalière.
Comme tous les jeudis matin, Ahmed Tahiri est assis à son poste de travail. Coiffé de son
micro-casque personnel, Ahmed a recours à un certain nombre de fiches qui lui permettent
de couvrir l’ensemble des problématiques auxquelles les trois hotlines téléphoniques qu’on
lui a confiées doivent pouvoir répondre. En l’occurrence, un site de produits vétérinaires en
ligne, une plateforme de e-commerce vestimentaire, et un prestataire administratif dans le
domaine de la comptabilité des petites-entreprises.
Ahmed prend sa première communication avec une cliente belge dont le chien ne digère pas
du tout les croquettes qu’elle a achetées sur le site. Elle lui explique en détail les symptômes,
couleur et densités de selles, moiteur de la truffe, trouble du regard. Ahmed n’est pas
vétérinaire, mais sa fiche lui indique de géo localiser l’appel et d’indiquer à la cliente
l’adresse du dispensaire vétérinaire le plus proche d’elle. La fiche indique ensuite qu’il
convient de signifier à la cliente, si elle se montre insistante, qu’il est écrit noir sur blanc dans
les conditions générales de vente, qu’elle a nécessairement validées en passant commande,
que ZooMiam décline toute responsabilité concernant les intolérances alimentaires
individuelles des animaux auxquels la clientèle destine les aliments qu’elle commande sur le
site. Un troisième point indique qu’il convient, au cas où l’argumentaire numéro deux est
employé, de proposer un cadeau de compensation, à choisir dans une liste de dix articles
comprenant des laisses, des colliers, des tapis de jeux, des os de couenne séchée, et des
boîtes de pâtée de la gamme premium.
Dehors les sirènes affolées des services de secours résonnent de proche en proche. Les
récents bombardements ont touché les faubourgs de la ville. On dit que la guerre se
rapproche. Les responsables du site ont informé les équipes des procédures d’évacuation en
cas de frappe aérienne. Des dispositifs lumineux ont été installés dans chacune des pièces
afin que les équipes de nuit, ou du petit matin, puissent s’orienter dans la pénombre en cas
de coupure de courant. De l’avis général, on a estimé que les conditions étaient réunies pour
la poursuite du travail « aussi longtemps que l’intensité du conflit le permettra ».
Pour Ahmed, cette cliente européenne, le cas qu’elle fait de l’indigestion de son chien, sont
une source d’évasion, un bol d’air. C’est comme s’il se rapprochait grâce à elle du quotidien
de sa vie de famille, laissée là-bas depuis tant de mois. Il songe à ses filles et à leurs trois
cochons d’Inde, dont elles prennent un soin maternel, se disputant à tour de rôle la
responsabilité du bon choix à faire pour le bien être de ces petites boules de poil. La cliente
choisit le collier-connecté anti-aboiement, et Ahmed peut prendre l’appel suivant.
Une détonation fracassante éclate alors à l’extérieur. Tout le bâtiment semble vaciller sous
la force du son. Une porte-fenêtre vole en éclats, blessant les deux opératrices qui lui
tournent le dos dans leurs boxes. Les deux femmes ont les épaules couvertes de morceaux
de verres, leurs chemises ruissellent de gouttes de sang, comme de la gelée de groseilles
maculant les tissus à fleurs. On vient à leur secours. Ordre est donné d’évacuer. Dans les
pièces adjacentes, certains opérateurs n’ont pas perçu l’explosion, car leurs casques sont
équipés d’un dispositif qui les coupe des sons extérieurs. On les secoue par les épaules. Ils
prennent conscience de la situation en voyant les visages déformés par la peur qui
s’adressent à eux dans le silence de leur conversation feutrée avec l’étranger. Celui-là voit le
visage familier de son collègue, la bouche déformée par un hurlement, tandis que dans ses
oreilles la voix grave de Göran Gunnarsson, le questionne calmement sur la démarche à
suivre pour un dégât des eaux provoqué par la fuite d’une piscine installée dans le jardin de
son voisin. Cet autre voit Farida, sa collègue qui vient du même quartier d’Alger que lui, les
cheveux hirsutes, qui lui pointe du doigt la sortie d’urgence, les yeux ronds comme des
soucoupes, tandis que Mathilde Altmeyer, dont l’appel est géolocalisé au Luxembourg,
l’interroge en sanglotant sur la garantie « bris accidentel » de son Samsung Galaxy S28.
Ahmed débranche en hâte son micro-casque. Il cherche un instant son étui de rangement
quand les deux étages du dessus s’effondrent. Le plafond est secoué par un lourd
soubresaut. Tout le plâtre et toutes les moulures sont éparpillés par l’onde de choc des
étages supérieurs qui dégringolent. Le solivage cède sous le poids titanesque de la structure.
Ahmed est enseveli sur le coup, assommé par une poutre, il s’effondre dans un amas de
planches, de gravats et de poussière. Un filet de sang rouge foncé creuse un sillon dans la
poussière plâtreuse. Dans le casque d’Ahmed une voix nonchalante pousse un « Allô ?
Monsieur, vous m’entendez… ? C’est pour la niche à mon chien… Allô ? Aaallôôôô… ! »
Au même moment, dans un immeuble de briques, à Louvain-la-Neuve, un grand dalmatien
se remet doucement d’une intolérance au gluten, tandis que sa maîtresse rince à grande eau
la serviette de plage dont elle s’est servie pour éponger le vomi du chien. Un poste de radio
vintage crachote le bulletin d’information matinal. D’une oreille, la propriétaire du chien suit
la chronique d’une nouvelle intensification dans les différents conflits mondiaux.
Le haut-parleur perforé en similicuir marron clair égrène la voix détachée et factuelle du
commentateur qui semble s’adresser à tous et à personne, et s’évapore dans l’air empuanti
de la petite cuisine de cet immeuble de la province du Brabant wallon : « Et puis cet attentat
qui fait seize morts sur un marché italien… La police a sécurisé la zone, on attend des
renforts... Les affrontements armés s’intensifient dans les rues de Kinshasa… L’armée
américaine fournit des drones de combat aux rebelles kurdes… On apprend qu’un
hélicoptère militaire à grande capacité de chargement, de type Chinook, transportant des
explosifs a été abattu par un tir de roquette au-dessus du Caire faisant au moins une
centaine de victimes civiles, selon un bilan provisoire. Les secours dépêchés sur place vont
avoir fort à faire vue l’ampleur des dégâts, c’est tout un pâté de maisons qui s’est
effondré… »
Mathilde Van den Hout ouvre en grand la baie vitrée qui donne sur son balcon. L’air est
doux. Elle se bagarre un instant pour déplier son étendoir à linge qui est vieux et rouillé, puis
elle y dépose la serviette pour la faire sécher avant de la mettre dans la pile de linge sale.
Elle regarde la forêt au-delà des toits de tuiles. Elle ira promener le chien cet après-midi, ça
lui fera du bien, et à elle aussi, de se vider la tête de toutes ces mauvaises nouvelles.
